La collection Framabook publie la troisième compilation des articles du blog de Gee, Grise Bouille.
Un Simon toujours très en forme, mais cette fois-ci encore un poil (un crin…) plus énervé que d’habitude.
Salut Gee.
Ce troisième tome reprend des articles de ton blog Grise Bouille parus en 2017 et début 2018.
Bon, je suppose que le délai de parution est en grande partie dû à tes feignasses d’éditeurs ?
Les torts sont partagés ! J’ai beaucoup pris de retard, notamment à cause du boulot autour de Working Class Heroic Fantasy, du coup ce tome n’a été achevé qu’à la fin de l’été 2018. Ensuite par contre, ça a un peu chiotté côté Framabook, pour une raison toute simple : on manque de relecteurs et relectrices. Alors je remercie de tout cœur Fred Urbain et Mireille qui s’y sont collé une fois de plus ! C’est une maison d’édition associative, ça veut aussi dire qu’on va à notre rythme, et même si c’est parfois frustrant, c’est aussi grâce à ça qu’on fait de la qualité, mine de rien.
Et puis peut-être que cette année 2017 te laissait un sale goût ?
Sans aucun doute. J’en parle un peu dans l’intro du livre, mais l’année 2017 a été, en ce qui me concerne, coupée en deux : avant et après l’élection présidentielle. C’était un peu comme voir une catastrophe arriver, lutter de toutes ses forces pour que ça n’arrive pas… et constater son impuissance ensuite (même si j’avais peu de doute à ce sujet). Voilà, on aura eu beau gueuler sur tous les tons que Macron, c’était Hollande en pire, ça n’était pas un rempart à Le Pen mais une rampe de lancement à son avènement… il s’est passé ce qui était annoncé depuis des mois, et c’est incroyablement déprimant. Surtout quand, 6 mois plus tard, la popularité du bonhomme s’écroule et on te fait des articles sur « les déçus de Macron », mais bon sang : À QUOI VOUS VOUS ATTENDIEZ ? !
Tu ajoutes à ça l’apathie totale dans lequel ça a plongé le pays juste après… il a pu faire passer ses réformes tranquille, les gens étaient trop hagards pour résister. Que ça pète en novembre avec les gilets jaunes, c’était quelque part inattendu (c’est parti d’un coup et d’un truc annexe, le prix des carburants), mais la vache, c’était salutaire. Je sais pas où ça mènera, mais personnellement, ça m’a remis la patate, c’est déjà ça :)
Il y a une grosse partie sur tes agacements politiques, on sent bien qu’ils t’ont énervé, hein ?
Oui… pour tout dire, je crois qu’il y a deux mouvements antagonistes qui jouent : il y a d’un côté l’hégémonie capitaliste/TINA qui s’assume de façon de plus en plus décomplexée, d’un autre côté il y a ma propre sensibilité politique qui, je le dis franchement, se radicalise de plus en plus dans l’autre sens (un truc où se mêlent joyeusement anarchisme, socialisme – au sens propre, hein, je parle pas du PS –, altermondialisme, décroissance, etc.). Il y a aussi, je pense, une prise de conscience qu’on ne parle pas juste de petites préférences comme ça, à la marge, « oh tiens moi j’préfère ce parti » « ah moi j’aime bien celui-là », et que ce n’est pas juste un petit jeu politicard sans importance auquel on est gentiment priés de jouer une fois tous les cinq ans : il y a l’idée qu’être anti-capitaliste, aujourd’hui, c’est quasiment une question de survie pour l’humanité (réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, effondrement économique – voire effondrement de la civilisation industrielle dans son ensemble). Du coup, ouais, vu sous cet angle, ça provoque un peu des vapeurs quand on t’explique qu’il faut bosser plus pour produire plus, quand on essaie de t’enfumer avec de la croissance verte (l’oxymore du siècle) ou quand on te clame « MAKE THE PLANET GREAT AGAIN » tout en remplaçant des chemins de fer par des camions et en léchant les fesses de la Chine pour qu’elle nous commande 280 Airbus.
Pourtant tu réussis encore à nous faire rigoler avec tes BD absurdes. La tartine du chat de Murphy, ça vient tout droit de Gotlib, ton héros, non ?
Ah tu trouves ? C’est vrai que j’aime beaucoup utiliser une sorte de fausse rigueur scientifique pour traiter des sujets complètement absurdes, ce qui est sans doute très inspiré par Gotlib et son professeur Burp. Souvent, ce sont des BD qui « viennent toutes seules » : ça commence en général par une blague, une idée de jeu de mots ou quelque chose d’idiot. Ensuite, il suffit que j’en trouve une seconde sur le même thème, et je sais que j’ai un sujet. La plupart du temps, quand je commence à poser ça sur un texte, le reste vient tout seul, il suffit de retourner le sujet dans tous les sens (au sens propre dans le cas du chat avec la tartine) pour trouver des choses joyeusement idiotes à dire.
J’aime bien ce genre d’humour qui « accumule » les blagues et empile les bêtises. C’est un peu le principe de films comme La Cité de la peur qui enchaînent une blague toutes les 5 secondes : finalement, même si elles ne sont pas toutes désopilantes individuellement, il y a en a tellement que ça crée un effet comique global très fort. C’est un peu ce que je recherche dans ce genre d’article, que chaque dessin soit une couche supplémentaire dans un délire contrôlé.
Parle-nous de ton hommage à Boby Lapointe. Lui aussi, on sent que tu le respectes. Un humoriste matheux, forcément…
J’ai découvert son aspect matheux seulement très récemment. Quand j’étais ado, on avait un double CD de l’intégrale de ses chansons qui tournait souvent dans la voiture de mes parents, forcément ça laisse un certain goût pour le jeu de mots (voir la torture de mots, dans certains cas). Il y a une sorte de modestie dans l’humour des chansons de Lapointe, enrobée dans une musique légère, comme si de rien n’était… alors que si tu étudies deux secondes ses textes, c’est d’une richesse incroyable. Il y a des chansons, même en les ayant entendu 10 fois, tu continues à comprendre de nouveaux jeux de mots, de nouvelles allusions à chaque écoute (surtout quand ça fuse, comme pour les deux Saucissons de cheval).
Boby Lapointe, c’est aussi le mec qui t’apprend à savoir prendre des libertés avec la réalité quand elle ne colle pas avec les bêtises que tu veux raconter : j’étais d’ailleurs assez surpris, lorsque j’ai emménagé sur la Côte d’Azur, de découvrir que les habitantes d’Antibes étaient des antiboises et non des antibaises (moi qui serais plutôt pour).
Quand est-ce que tu prends une chronique dans Fakir, on t’a pas encore appelé ?
Tu sais, y’a un proverbe qui dit qu’il faut pas péter plus haut que son cul pour éviter d’avoir du caca derrière les oreilles (enfin j’crois, un truc du genre) : avec mes quelques centaines de visiteurs par mois et mes quelques dizaines de bouquins vendus, j’suis un rigolo. Les types, ils ont leur rédac’ chef à l’Assemblée, tu peux pas lutter ;)
Bon, je sais que voter n’apporte pas de grands changements, mais tu crois vraiment que ne pas voter va faire changer les choses ?
Ben… non. Si un esclave à le choix dans la couleur de ses chaînes, il peut toujours choisir rouge ou bleu (voter). Est-ce que ça va changer quelque chose à sa situation ? Non. Est-ce que s’il ne choisit pas au contraire (abstention), ça va changer quelque chose ? Non plus. Mais il n’aura pas perdu de temps et d’énergie à participer à une farce dont le principal objet est de lui faire conserver ses chaînes coûte que coûte.
L’esclavage est officiellement aboli chez nous, pourtant d’une certaine manière on continue à nous faire choisir la couleur des chaînes. L’abstention est une forme de résistance passive (complètement passive même), mais évidemment qu’elle ne suffit pas. Toute la question est de savoir comment on les brise une fois pour toutes, les chaînes : les mouvements sociaux de masse (comme, d’une certaine manière, les gilets jaunes aujourd’hui) peuvent être en partie moteur d’une vraie transformation sociale. Je ne suis pas devin, mais si je devais parier, je dirais que la prochaine brèche dans l’histoire sera l’effondrement de la civilisation industrielle (qui, d’une certaine manière, a déjà commencé). De la même manière que ma sécurité sociale et tout le modèle de protection sociale français sont nés de la Résistance et des mouvements sociaux au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. On a mis en place un mécanisme de protection social que les libéraux fustigent comme trop coûteux au moment même où le pays était ruiné. Et ça a très bien tourné, preuve que ce n’est pas une question uniquement économique mais bien le résultat d’un rapport de force alors largement favorable aux travailleurs.
Si demain, la société industrielle entière vacille, il faudra être en mesure de proposer une alternative au chaos d’une part et au fascisme (= tout s’écroule, donc prenons un chef tout puissant et autoritaire pour régler ça) d’autre part. C’est ça qu’il faut préparer aujourd’hui et, franchement, y’a urgence.
Les dessins illustrant l’interview sont tous tirés du livre.
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