Les aventures médiévales et policières d’Ernaut, après un inquiétant huis-clos maritime et une semaine sanglante, se poursuivent aujourd’hui avec un crime au royaume de Jérusalem.
Pour Ernaut, il va falloir trouver vite le coupable pour sauver d’un combat mortel son propre frère qui s’est porté champion pour un homme injustement accusé.
Heureusement une tempête de sable vient retarder l’échéance mais elle ralentit tout autant l’enquête que mène le colossal sergent.
De manse en casal, du forgeron aux prostituées, des lavandières aux pasteurs paysans, cultivateurs, nomades musulmans, éleveurs, croisés installés de la première heure et nouveaux arrivants, soudards, esclaves évadés, Catalans, Bourguignons et Syriens… c’est tout un monde que croise Ernaut, et bien rares sont ceux qui n’avaient pas une bonne raison de tuer la victime.
Un roman sous licence libre offert par Yann Kervran que nous avons interrogé pour vous.
Bonjour Yann ! Alors revoici Ernaut dans « La Terre des morts », brrr pourquoi ce titre ?
Chacun pourra s’en faire une idée. Pour l’essentiel, c’est le sentiment d’appartenir à ce que l’on nommait au Moyen Âge un feu et un lieu : nous existons par nos liens à une communauté humaine et à une zone géographique. Dans des communautés agraires, qu’elles soient de cultivateurs ou d’éleveurs, il est difficile d’exister en-dehors de ces structures qui bornent nos possibilités, d’autant que nous héritons à la fois d’éléments bâtis, aménagés et de cadres sociaux et culturels. C’est la thématique principale de ce tome, qui en illustre diverses articulations.
Il y a ensuite un autre sens, plus anecdotique, lié à l’enquête elle-même, que lecteurs et lectrices découvriront ; j’aime bien jouer sur les différents niveaux de compréhension possibles, en restant suffisamment ouvert pour permettre d’y projeter ce qu’on souhaite.
Nous voilà encore dépaysés dans le temps comme dans l’espace ! Pourquoi nous emmener au XIIe siècle au royaume de Jérusalem ?
Ça fait plus de vingt ans que j’y voyage et j’aime parcourir de telles contrées en bonne compagnie. C’est la période de l’histoire que je connais le mieux, elle alimente donc forcément ma réflexion sur le présent. C’est l’un de mes mondes mentaux qui me permet de proposer des récits intéressants et j’espère distrayants, tout en offrant une grille de lecture sur le monde.
J’ai eu l’idée du cycle Hexagora pour rendre moins fantasmatiques les récits de Croisades et le Moyen-orient médiéval. Le lieu et la période historique cristallisent beaucoup de raccourcis et de relectures des faits. L’Histoire sert souvent d’illustration et d’alibi à des décisions et opinions modernes. Il serait naïf de croire que c’est une science dépourvue d’usage politique. Le rôle du poète, de l’écrivain, permet d’assumer un biais, mais le lecteur en est prévenu.
Je tente donc d’apporter ma petite pierre à cet édifice, à ma manière. Je propose à chaque fois les sources qui m’ont inspiré, ceux qui le souhaitent pourront ainsi aller plus loin.
Dans le récit, tu précises chemin faisant, c’est-à-dire sans ralentir le rythme, ce que les personnages mangent et boivent, la saveur particulière d’un breuvage, son amertume dans un gobelet en céramique, comment ils sont vêtus, l’effet du khamsin sur la nature et les êtres etc. On y croirait presque, tu as tout inventé hein ?
En effet, j’invente tout, c’est le travail d’un écrivain que d’inventer, mais en m’appuyant sur des sources scientifiques : ouvrages d’archéologie, textes d’époque (que je lis souvent dans une traduction faite un spécialiste de la langue d’alors, ce que je ne suis pas) ou éléments géographiques voire ethnographiques. C’est une grosse partie de mon travail préparatoire que de recenser les documents, d’y accéder, beaucoup de livres n’étant pas faciles à trouver, ou parfois carrément hors de prix. J’accumule au fil des ans une belle bibliothèque.
C’est de là que naissent aussi mes idées d’enquêtes : je rebondis sur une anecdote (comme c’est le cas pour ce tome), et j’essaie de m’imprégner des lieux, des cultures, des événements pour qu’à la lecture on soit immergé dans un environnement réaliste. Ma longue pratique de la reconstitution historique a aussi nourri bien des aspects sensoriels que je décris. J’aime à dire que je suis un auteur médiéviste qui est déjà monté à cheval en armure, avec lance et bouclier. J’ai aussi une longue familiarité avec des pratiques artisanales, alimentaires, de vie quotidienne, qui se rapprochent, je le pense, de ce qui se faisait à l’époque d’Ernaut.
Dans ce roman, on découvre peu à peu que la victime n’invite guère à la compassion : Ogier est un personnage bien peu sympathique… Pourquoi donc le sergent Ernaut se met-il en tête d’enquêter au lieu d’aller retrouver sa fiancée ?
C’est justement le thème central : le lien aux autres et aux lieux. Ernaut est un déraciné, un immigré en terre étrangère. Il a un besoin viscéral de s’inscrire dans une filiation, une communauté qui atteste de son appartenance au groupe. C’est pourquoi il demeure très proche de son frère, malgré leurs différences. Et par extension, il est dans l’obligation morale de nouer des liens avec les proches de Lambert. Cela ne se fait pas sans heurts dans « l’affaire Ogier », les hésitations et questionnements d’Ernaut le prouvent.
L’enquête menée par Ernaut est aussi une course contre la montre (hum les montres n’existaient pas au fait, c’est une expression hein), pourquoi est-ce si urgent de trouver le coupable ?
La justice était relativement rapide par rapport à nos pratiques contemporaines et il y a donc un impératif temporel, qui me sert de ressort dramatique. Comme dans le tome 2 Les Pâques de sang, mais sous une forme différente, Ernaut doit composer avec le temps et l’espace. C’est depuis le tome 1 pour moi l’occasion de parler du rapport à ces deux éléments qui diffère du nôtre. Il n’y a pas le rythme quotidien des heures (du moins pas dans notre acception contemporaine) ni de projection rapide de soi en un autre lieu. Le moindre déplacement est en soi une aventure, et on ne sait pas organiser ses tâches de façon aussi fine et détaillée qu’aujourd’hui. Il y a toujours un certain flottement dans l’estimation des distances, du temps et des modalités de leur organisation.
Un peu brutale cette coutume de s’en remettre au jugement « par bataille », il y a forcément mort d’homme et c’est celui qui meurt qui a tort ? Pas très malin pour des Francs et des Chrétiens de tuer leur prochain ! Et en plus on appelait ça « le jugement de Dieu » ?
À l’époque, un certain Usamah ibn Munqidh, diplomate pour le régime damascène à Jérusalem, trouvait en effet cette pratique révoltante, barbare et imbécile. Mais j’ai eu envie d’en montrer le déroulé précis, la logique interne, qui ne se comprend que par référence à cette communauté, avec ses croyances religieuses et sa dynamique interne.
J’ai toujours été frappé par l’imbécillité de la mise en scène dans les représentations contemporaines de ce que l’on nommait alors en général « Jugement par bataille ». On voit souvent juste un des combattants venir vociférer devant l’autre, lui jeter un gantelet de mailles au visage (ce qui n’existait pas). Pour ensuite se battre à la façon de pirates avinés en fracassant autant de meubles que d’accessoires divers autour d’eux, en ahanant comme des bûcherons. Au final, je trouve cela dénué de sens.
Je ne cherche pas à juger une pratique qui peut sembler brutale. J’ai souhaité remettre cette pratique en contexte, évaluer comment elle prenait place véritablement au sein d’un univers mental distinct du mien. C’est similaire à ce que j’ai fait par rapport aux pratiques religieuses dans le tome 2.
Cette idée de la justice médiévale reviendra dans le cycle, vu qu’Ernaut est appelé à résoudre d’autres meurtres…
Pour l’anecdote, je me suis amusé à présenter dans le récit même des contradicteurs à cette pratique, dans le monde latin, en cherchant un effet ironique quand on découvre l’alternative proposée. Je laisserai les lecteurs et lectrices le découvrir par eux-mêmes.
De façon générale, j’aimerais montrer que les notions de justice, de pouvoir pacificateur n’ont pas suivi un développement linéaire jusqu’à nos pratiques, qui seraient l’aboutissement de ces errements passés. Nos ancêtres n’étaient pas naïfs, même s’ils avaient des croyances qui nous semblent irrationnelles. Sur le long cours, je vais me servir d’Ernaut et de son parcours pour illustrer cette idée que comme aujourd’hui, il y a un aspect réflexif intense entre pratiques et analyse.
Mais dis donc, au cours de cette enquête, nous rencontrons avec Ernaut toutes sortes de populations, comme se fait-il qu’on trouve une telle diversité sur un aussi petit territoire ? On ne peut pas dire que ce soit l’entente cordiale d’ailleurs, on se rend compte qu’il peut y avoir de fortes tensions entre toutes les communautés qui vivent là….
Le territoire où se déroulent les enquêtes est au croisement de nombreuses cultures et populations, depuis des millénaires, l’actualité malheureusement nous le rappelle régulièrement avec des événements violents.
La situation n’était pas plus simple voilà 800 ans et, pour coexister, les populations ne s’appréciaient pas pour autant. Cela allait le plus souvent de l’ignorance froide à la franche hostilité. L’arrivée des colons latins s’inscrit dans un mouvement régulier d’arrivées exogènes, qui venaient s’agréger à l’existant, pour finir en un patchwork avec peu de mélanges. Cette tendance humaine ne provient pas forcément d’un rejet de l’autre, mais plutôt d’une préférence envers ce qui nous ressemble. C’est magnifiquement expliqué dans la parabole des polygones.
Au travers des récits Hexagora , et pas seulement dans les enquêtes d’Ernaut, j’ai eu envie de présenter la société dans sa complexité, et pas comme un univers manichéen, avec d’un côté les Croisés et de l’autre les Musulmans. C’est un choix politique assumé.
Tiens en parlant de choix politique, où en es-tu avec tes publications chez Framabook ? Les deux premiers tomes étaient des rééditions et surtout des « libérations », mais celui-ci est inédit et tu le mets directement en licence libre dès sa première publication ?
En effet. je l’ai écrit voilà des années, à la suite des deux premiers et il patientait dans mes tiroirs. Il va donc être le premier directement diffusé sous licence libre. C’est un long processus pour un auteur que de s’affranchir des habitudes de publication traditionnelle, où le droit d’auteur est privilégié par rapport au droit des publics. Je suis finalement content d’avoir eu du temps pour faire ce chemin complexe.
Alors tout le cycle romanesque à venir va désormais être sous licence libre ?
Oui, le cycle d’Ernaut, mais aussi l’intégralité du monde Hexagora (qui comporte en outre plusieurs dizaines de Qit’a, textes courts). Je publie aussi les sources, à savoir un texte le moins mis en forme possible, pour permettre à chacun de bâtir dessus aisément. Pour cela, j’écris en markdown et je mets à disposition mes fichiers sur un dépôt Git.
Et donc si je veux m’emparer de ton personnage d’Ernaut et le faire évoluer dans d’autres époques et d’autres milieux c’est possible ? Tiens par exemple, je verrais bien Ernaut en justicier interplanétaire, chargé par le Grand Continuum de la Galaxie d’enquêter sur la disparition du prince d’Orion, j’intitulerais ça : L’astéroïde des morts, qu’est-ce que t’en dis ? … – hein ? Comment ça c’est nul ?
Je ne sais pas, on ne peut jamais savoir d’une idée si ce qu’elle produira sera nul, si on adhère à l’idée d’un tel jugement de valeur. Tout le monde a des idées, tout le temps. C’est ce que l’on en fait qui est vraiment intéressant et qui demande du travail. Beaucoup de travail.
Et pour en revenir à ta proposition, pourquoi pas ? J’aime bien la SF et c’est un univers où le policier a toute sa place, même si ce n’est pas le plus développé des sous-genres. Je pense à une série comme The expanse ou un univers comme celui de La culture de Iain Banks où de tels traitements existent.
Est-ce que tu as trouvé de nouveaux lecteurs et nouvelles lectrices grâce à la publication chez Framabook, même si la diffusion en papier demeure un peu anecdotique ?
J’en ai rencontré, en tout cas. La culture libre n’est pas l’aspect le plus connu et le plus mis en avant dans notre société, que ce soit dans les établissements culturels ou même les rencontres libristes. En outre, la diffusion des ouvrages papier est compliquée, les réseaux actuels étant assez étanches à ce genre d’initiative. Cela pose un souci quand on sait que le modèle économique des revenus des écrivains repose sur les ventes de ce support.
Quoi qu’il en soit c’est aussi ce qui m’intéresse dans cette aventure, tenter de décorréler mes revenus d’un produit physique qui ne représente pas l’intégralité de mon travail. D’où l’appel au don, au soutien sous forme de mécénat. Pour un résultat négligeable pour l’instant, je dois l’avouer. Si cela ne s’améliore pas d’ici quelques mois, il va me falloir envisager une reconversion professionnelle. Si jamais vous connaissez des entreprise qui embauchent un spécialiste du 3e quart du XIIe siècle, ça pourrait m’intéresser. ;)
Tu as tout de même investi beaucoup de passion, de temps et d’énergie pour élaborer ce cycle romanesque encore en chantier, qu’est-ce qui te donne autant de motivation ?
Desproges aurait répondu « À chacun sa névrose ». Et un de mes amis, John Waller, qui a supervisé pendant longtemps les interprétations historiques au sein du Royal Armouries disait que si quelque chose méritait d’être fait, il méritait d’être bien fait. Aller au-delà de ces aphorismes me coûterait peut-être une fortune en analyse. ;)
Dans quelles sombres et sanglantes aventures vas-tu plonger ce pauvre Ernaut la prochaine fois ? Il va encore voyager, redresser les torts et risquer sa peau ou bien se ranger et fonder une petite famille ?
Je sais à peu près vers quoi je vais pour l’ensemble du cycle narratif, mais le détail n’est pas défini précisément au-delà de quelques volumes. Je suis actuellement en train d’écrire Le souffle du dragon, qui sortira d’ici cet automne. C’est un tome qui verra le personnage prendre de la maturité et où des réseaux relationnels se précisent. On y découvrira comment le personnage d’Ernaut va évoluer. Géographiquement, cela restera encore au cœur du royaume, à mi-chemin entre Jérusalem et la côte, vers Jaffa.
Pour les deux autres enquêtes, je prévois de le faire voyager plus loin. Le tome 5 vers le nord et le 6 vers le sud.
Il y a tant de magnifiques endroits et de lieux passionnants… c’est toujours frustrant de voir le temps que ça prend de mettre les choses en place. J’aimerais pouvoir aller plus vite !
Découvrez le volume 3 des aventures d’Ernaut en vous téléportant sur sa page Framabook !